Pour ou contre les tours?
Après Zurich, Bâle et Genève, la folie des hauteurs s’empare désormais aussi de l’arc lémanique. Des projets de tours pourraient bouleverser le paysage urbain ces prochaines décennies.
Les projets de tours se multiplient. Assiste-on à un changement profond dans l’architecture en Suisse ou à un effet de mode?
C’est un changement profond. La Suisse a vécu une période de construction de tours de taille moyenne dans les années cinquante et soixante. En revanche, il y a eu un retour de bâton dans les années quatre-vingt et nonante où les tours ont été quasiment bannies comme forme urbaine, pour de multiples raisons, notamment historiques. Je crois que la multiplication des tours traduit désormais une sorte d’ouverture à d’autres formes urbaines auxquelles nous sommes habituées et un changement assez fondamental dans la perception de l’architecture en Suisse.
Quel est le projet le plus réaliste en Suisse romande?
S’il n’y a pas de mouvement de population contraire, je pense que la tour de Beaulieu a de forte chance de se réaliser dans les cinq à dix ans à venir. C’est un lieu très symbolique, déjà en mouvement, et où la tour pourrait jouer un rôle pour signifier l’importance de Beaulieu pour la ville de Lausanne. La tour du bureau d’architectes Pont 12 génère aussi peu de nuisance, elle est bien intégrée et semble économiquement viable.
Et un qui risque de ne pas voir le jour?
Les tours de la Praille vont à première vue être difficiles à réaliser, notamment pour des questions géologiques liées à la nature du sol. C’est une assez grande concentration de tours. Elle va demander des efforts de planification avant d’y arriver.
Au fait, qu’est-ce qui définit une tour?
Il n’est pas facile de définir ce qu’est une tour. De façon courante, on estime que c’est un bâtiment dont la hauteur est la caractéristique principale, de nombreuses fois supérieure à l’emprise au sol. La tour est un bâtiment nettement plus haut que large. Mais une question récurrente demeure : à partir de quelle hauteur peut-on parler de tour ? Et là les avis sont très partagés, la réponse étant très conditionnée par le contexte : ce qu’on appelle une tour à New York n’a ni le même sens ni les mêmes dimensions qu’à Lausanne, par exemple.
Lors de la journée de débat organisée par le SVIT à Lausanne en juin 2009, vous aviez face à vous Thierry Paquot. Ce philosophe française de l’urbain et auteur de «La folie des hauteurs», Ed. Bourin 2008, s’oppose aux tours qu’il qualifie de «prisons» faisant disparaître l’âme d’une ville. Quels étaient ses arguments?
Thierry Paquot estime en effet que les tours présentent beaucoup de défauts. Selon lui, elles ne sont pas économiques, n’accroissent pas la densité (ce qui est juste, du moins en partie), ne génèrent pas de l’urbanité, ni des espaces publics. Enfin, il mène même une enquête sur des problèmes de santé engendrés par le climat intérieur artificiel de l’air conditionné et des vertiges et pertes de repère occasionnés par la hauteur et le manque de contact avec le sol.
Et vous, qu’en pensez-vous?
Je défends ce mode de construction en soulignant, à l’inverse certains avantages techniques, économiques et même écologiques, avec en plus une dimension artistique, esthétique et imaginaire. Je pense qu’une tour n’est pas une fatalité. Au niveau esthétique, elles peuvent être magnifiques. Regardez celles qui ont été conçues par Jean Nouvel et Herzog & de Meuron à New York. Elles sont absolument remarquables. Malheureusement en Suisse, à part une ou deux exceptions, la plupart des tours datent des années soixante et septante. Nous n’avons pas encore beaucoup de références contemporaines.
Quels sont les grands problèmes des tours actuellement?
Il faut qu’elles soient véritablement des formes insérées dans une problématique écologique pointue. Le grand défaut des tours, c’est qu’elles sont perçues de nos jours comme non conformes à l’esprit du développement durable car, à première vue elles impliquent non seulement des moyens artificiels de climatisation de l’air – il est généralement difficile d’ouvrir les fenêtres à cause de leur altitude – et génèrent des nuisances telles des grandes ombres portées, des ruptures d’échelle par rapport aux contextes, concentration de voitures et grande génération de trafic, etc.
Un exemple de tours mal intégrées?
Le quartier de la Défense à Paris. C’est une architecture de dalles avec des parkings en dessous et des espaces extérieurs sans âme, des tours les unes à côté des autres qui représentent la spéculation effrénée. Heureusement, des enseignements ont été faits et les discours ont suffisamment changé pour qu’en Suisse de tels projets ne voient plus jamais le jour.
Des solutions sont-elles envisageables pour y remédier?
Oui, je défends plusieurs points. D’abord, c’est très donc important de projeter des tours dans des lieux où leur taille élevée ne provoque pas de conflits (rapport au contexte existant, ombres portées), des lieux aussi très bien desservis en transport public pour faciliter leur intégration. Il faut aussi que le rapport au sol des tours soit particulièrement bien étudié. Ensuite, il faut favoriser la mixité logement-emploi-équipement dans les tours pour que la tour ne soit pas uniquement fonctionnelle la journée. Il faudrait aussi que les tours aient une accessibilité publique. La ville de Zurich contraint les tours à intégrer des lieux accessibles à tous dans les étages de couronnement, tels des restaurants, salles de conférences, réunions et autres, pour éviter qu’elles ne deviennent un lieu complètement fermé comme cela a souvent été le cas des tours d’entreprise. Finalement, les tours doivent être très écologiques. Les travaux de Renzo Piano sont très intéressants à ce sujet. Ils utilisent la force du vent. Et intègrent même la nature dans les tours en aménageant des jardins suspendus au centre ou en façade sur plusieurs étages évidés, par exemple, comme c’est le cas de la tour que l’architecte a dessiné à Turin, par exemple. En cela, la tour est une forme urbaine vraiment géniale parce qu’elle donne lieu à des expérimentations très intéressantes.
Construire en hauteur pour densifier le territoire et accueillir chaque année plusieurs milliers de nouveaux habitants en Suisse romande peut sembler justifier. C’est en tous les cas l’avis de la plupart des autorités qui les ont intégrées dans leur plan directeur cantonal. Mais n’y a-t-il pas un risque que les tours prennent trop d’ampleur dans le paysage?
C’est vrai que certains cantons, comme Vaud ou Genève, ne se sont pas encore dotés de plans stratégiques régionaux pouvant définir précisément les zones d’implantations des tours et à quoi elles devront ressembler. Il faut bien entendu éviter la tour isolée soit en périphérie soit à la campagne. Mais en ce qui concerne les projets en cours en Suisse romande, je tiens à relever que la plupart des tours sont implantées soit proches des centres-villes soit dans des lieux d’échanges de transports publics, comme les gares.
Plusieurs projets communaux émergent un peu partout. Que devraient faire les autorités pour assurer une cohérence régionale?
Comme dans beaucoup de domaines, les choses se font et les débats interviennent après. Ceci étant dit, dans les années septante les tours ont souvent été précédées d’études d’insertions paysagères qui ont déterminé les lieux d’implantations et les hauteurs convenables en regard du paysage. Il faudrait renouer avec cette façon de faire. Par exemple, à Genève, les tours devraient être construites préférentiellement sur la rive droite près des Nations Unies, parce qu’elles ne rentreront pas en conflit avec le paysage lointain. Si elles apparaissent sur la rive gauche, elles bouleverseraient la relation qu’entretient visuellement la ville avec le Mont-Blanc et les Alpes. Ce sont des planifications qui doivent être effectivement faites à un niveau régional et qui dépassent les opérations au coup par coup.
Face à la tour Burj Khalifa à Dubaï de plus de 828 mètres de haut, on peut se demander s’il y a pas une mise aux enchères de celui qui fera la plus haute?
Oui. Et c’est très gênant. Beaucoup de pouvoirs politiques jouent cette carte-là. La tour représente une forme de dynamisme économique. C’est très agaçant et cela n’a pas de sens.
Que pensez-vous de la tour Herzog et de Meuron de 26 étages prévue à Davos?
Selon les architectes, la tour est la seule réponse architecturale possible en raison du site et du contexte pour créer un repère économique tout en évitant un mitage. Mais personnellement et dans ce cas particulier, je ne suis pas convaincu par cette démonstration. Ils ont fait un bâtiment horizontal à la verticale et je ne suis pas sûr que cela soit la meilleure solution dans ce cas particulier.
Quel est l’accueil que fait la population aux projets de tours en cours en Suisse?
C’est une bonne question. Je dois dire que je n’en sais rien du tout. Jusqu’à maintenant, la population était très réticente aux tours, parce que ces dernières provoquent une rupture d’échelle par rapport au paysage urbain que les Suisses connaissent. Cela serait intéressant de voir si cette position a évolué dans les couches de la population, surtout depuis que les tours sont très présentes dans l’actualité. A titre personnel, je pressens quand même que la mondialisation du concept de tour risque de ne pas plaire à tout le monde.
Propos recueillis par Emilie Veillon
Bruno Marchand est professeur ordinaire de théorie de l’architecture à la Faculté ENAC de l’EPFL depuis avril 2009. Parallèlement à son activité d’enseignant, Bruno Marchand poursuit des travaux de recherche en théorie de l’architecture. Ses centres d’intérêt concernent actuellement à la fois le rationalisme architectural des années 1950 et 1960 et les relations entre les espaces publics et les logements collectifs.
De 1991 à 2000, il est associé dans le bureau Jean-Marc Lamunière, Georges van Bogaert, Bruno Marchand et collaborateurs, où il est coauteur de nombreuses études d’aménagement urbain et de plusieurs projets et réalisations architecturales, en particulier dans le domaine du logement collectif. De 1996 à 2004, il est adjoint de la direction du Service de l’Aménagement du Territoire du Canton de Vaud. Dès 2001, il devient membre associé du bureau d’urbanisme DeLaMa avec Patrick Devanthéry et Inès Lamunière.