La fin du chantier exceptionnel d’un haut lieu de la culture
Comment les tailleurs de pierre, restaurateurs, staffeurs et autres artisans d'art ont restauré le Grand Théâtre de Genève...
Durant ses heures de gloire, le Grand Théâtre de Genève était classé parmi les meilleurs opéras mondiaux, juste après ceux des grandes capitales culturelles comme Paris, Vienne, Milan ou Saint-Pétersbourg. Son architecture somptueuse, copiée en son temps sur le modèle parisien du Palais Garnier, faisait l’admiration de tous ses visiteurs.
Restaurer sans se tromper
Malheureusement, après l’incendie ravageur de 1951, de nombreuses œuvres ont disparu et, au cours de la restauration, des moulures ont été dissimulées, des peintures et des stucs recouverts.
Philippe Meylan, directeur du Patrimoine bâti à Genève ne peut que le déplorer : « Après l’incendie, une partie de la restauration a été sommaire, probablement pour des raisons économiques, mais parfois aussi par choix. » Car il y a cinquante ans, les moyens techniques et la culture de préservation du patrimoine n’étaient de loin pas les mêmes qu’aujourd’hui. Et la première difficulté de l’intervention actuelle réside justement dans les choix délicats à faire pour restaurer sans « se tromper ».
Olivier Guyot est conservateur-restaurateur d’art diplômé HES et membre actif de l’Association suisse pour la conservation-restauration (SCR). Avec d’autres professionnels aguerris, il fait partie de la commission qui, autour de Philippe Meylan, propose une réflexion collégiale pour restaurer le théâtre dans les règles... de l’art. Concernant l’intérieur du bâtiment, Olivier Guyot est explicite : « Le parti pris est de conserver les éléments originaux en place. Les foyers et l’avant-foyer comportent des œuvres majestueuses du dernier quart du XIXe siècle et leur stabilisation est une priorité. » Avant d’entreprendre les traitements, les ateliers de restauration pratiquent des sondages et des essais de faisabilité (nettoyage superficiel, fixage des soulèvements, dégagement). Deux sondages picturaux ont révélé plusieurs phases d’intervention antérieures. La plus ancienne peut même être datée avec précision : 1878. Ensuite, une polychromie ponctuelle s’apparente probablement à l’intervention de 1907, lors de l’aménagement du nouveau système de ventilation. Finalement, la troisième phase de recouvrement, visible actuellement sur la plupart des murs et des boiseries, a été exécutée après l’incendie de 1951. C’est sur la base de ces investigations préliminaires et d’une importante documentation iconographique que le traitement de conservation est entrepris avec d’abord la consolidation des enduits, le refixage des couches picturales et le colmatage des lacunes profondes et des fissures. Une fois l’ensemble stabilisé, les dégradations stoppées, les artisans peuvent s’atteler à la « restauration », un travail plus axé sur l’amélioration esthétique.
Trésors originaux redécouverts
Sur les murs et pilastres du hall d’entrée et dans les montées d’escaliers, les anciens marbres stuqués imitant à merveille différents types de pierres polies avaient été dissimulés par des cloisons lors de l’intervention de 1952 - 1961. Redécouverts lors des sondages, ils seront restaurés pour rendre à l’ensemble son cachet originel. Pour des raisons de temps et d’économie, il n’est cependant pas envisageable de remettre à jour entièrement les décors originaux situés dans les foyers et avant-foyer du Grand-Théâtre. La commission a donc choisi de restaurer à l’identique de l’original ces parties surpeintes en se basant sur les sections dégagées qui servent de modèle. Statues et ornements en stuc, plafonds peints et médaillons bénéficieront d’un traitement qui leur rendra leur éclat, tout en respectant leur patine. Quant aux tapisseries originales du petit foyer, cassantes et altérées entre autres par le rayonnement ultra-violet du soleil, elles ont été nettoyées à sec et préservées par une restauratrice spécialisée dans ce domaine spécifique (cuirs et textiles). Les fenêtres seront, en plus, équipées de films anti-UV. Enfin, les magnifiques parquets en marqueterie des foyers sont actuellement restaurés in situ, sauf celui de l’avant-foyer. Son état de conservation ne permettant plus une restauration sur place, il sera reproduit à l’identique en atelier. Une quinzaine de tailleurs de pierre s’activent autour et dans le bâtiment. Olivier Fawer est le responsable de la stratégie d’intervention pour restaurer les pierres du théâtre : « La construction date de 1875. Or, lors de la première restauration vers 1920, la pierre de molasse locale, qui constitue les façades, est devenue difficile à trouver en Suisse, car les carrières fermaient les unes après les autres à cause de l’avènement du béton. Elle a alors été remplacée par de la pierre de Morley, provenant du bassin calcaire du nord-est de la France. Le mélange des deux roches, l’une beige, l’autre verdâtre, a engendré dans la région de nombreux patchworks de façades léopard. »
Un traitement sans produits chimiques
«On ne peut que déplorer les changements de modes de construction (béton, ciment moulé, pierre artificielle) au tournant du XXe siècle, poursuit le spécialiste. Ils ont accéléré la perte de tout un pan du savoir-faire millénaire des artisans du bâtiment. » Au cours des années 1960, durant la restauration post-incendie, de la molasse provenant du canton de Fribourg a été réintroduite au Grand Théâtre pour faire des raccords avec le patrimoine géologique local. « Une des interventions majeures du chantier, poursuit Olivier Fawer, est la réfection des joints avec un mortier qui mélange sable et chaux. Tout joint entre deux pierres doit être légèrement plus tendre que les pierres qu’il sépare, car ces joints doivent assurer les microtassements naturels inhérents à tout bâtiment. S’ils sont trop durs, la pierre risque de se fissurer. De plus, l’eau doit pouvoir s’évaporer par les joints. Les tailleurs de pierre doivent souvent expliquer que, pour ces raisons, il est impossible de maçonner la pierre tendre avec du ciment.» Olivier Fawer indique que la durée de vie d’une pierre taillée varie selon son exposition à l’érosion éolienne et hydrique, à laquelle s’ajoute la pollution. «Quoique l’essence sans plomb a nettement amélioré la situation », précise-t-il. « Avec l’ensemble de la commission technique, nous avons aussi décidé d’intervenir sur le fronton sud qui avait été lourdement réparé en 1920 avec la pierre de Morley, mais qui a subi de gros problèmes d’infiltration d’eau chroniques. Par ailleurs, nous avons procédé à un léger ravalement de la molasse qui, légèrement lissée, absorbera moins d’eau. Les éléments en pierre dure, quant à eux, ont simplement été nettoyés par hydrogommage, un nettoyage à basse pression avec un agrégat de carbonate de calcium. Nous n’utilisons pas de produits chimiques ; ils sont inutiles, coûteux et nocifs pour la pierre et l’environnement. »
La restauration du Grand Théâtre a demandé un travail d’observation minutieux, car les détails artistiques y sont innombrables. Et on constate que c’est ce respect de la richesse de toutes les nuances d’origine qui a rendu à la bâtisse l’éclat dont les artistes et architectes du XIXe l’avaient gratifié.