La fin de 2021 ouvre une période de turbulences dans le bâtiment
Le secteur suisse de la construction a connu un bon dernier trimestre 2021 et démarre ses activités en 2022 sous de bons auspices. Si la construction de logements connaît une évolution soutenue, celle de bureaux risque en revanche de faire face à des trimestres difficiles. L'inflation élevée devrait modifier durablement la structure des taux d'intérêt.
Crédit image: Jean-A. Luque
La généralisation du télétravail pendant la pandémie provoque des difficultés sur le marché des surfaces de bureaux. Au quatrième trimestre 2021, les investissements dans ce secteur se sont effondrés de 56,9 % par rapport au même trimestre de l'année précédente.
Dans l'ensemble, le secteur de la construction, gros oeuvre et second œuvre confondus, a bouclé l'année 2021 sur un bon résultat et peut être confiant pour le futur proche. Le volume des investissements, déterminé sur la base des demandes de permis de construire, a augmenté de 4,2 % au dernier trimestre par rapport à la même période de l'année précédente. Une tendance à la baisse se fait néanmoins sentir, notamment en ce qui concerne le nombre d’objets (-4,8 %).
Une fois de plus, c’est le domaine du logement qui se montre le plus résilient face à la pandémie. En comparaison avec le dernier trimestre 2020, les engagements prévus pour les bâtiments résidentiels restent au même niveau : +0,2 %. Et cela alors même que l’activité liée aux nouvelles constructions marque le pas.
En effet, les projets de construction d’immeubles collectifs enregistrent une baisse de 2,6 %. Par rapport au trimestre précédent, où le volume de construction avait atteint son niveau le plus élevé de ces dix dernières années, il a même chuté d'un quart.
En revanche, le budget consacré à la rénovation est en hausse d'un tiers par rapport à l'année précédente, et contribue à stabiliser l'activité future dans le secteur du logement. Bien que la part du montant prévu pour les transformations ou les extensions ne représente qu'un peu plus d'un cinquième des investissements des maisons individuelles, ce secteur a connu une croissance à deux chiffres sur trois trimestres l'année dernière, alors que les constructions neuves ont stagné voire diminué.
Demande
toujours forte
Au dernier trimestre, le nombre de projets déposés pour des maisons
individuelles est resté élevé avec une augmentation de 9,2 % par rapport à la
même période de l'année précédente. Petit bémol, les montants investis sont en
diminution par rapport au deux trimestres précédents. Ces chiffres sont à
relativiser, car le segment devrait tirer profit de la construction de logements
neufs. Au dernier trimestre, celle-ci a crû de 13,6 % par rapport à l'année
précédente. La demande pour des maisons individuelles étant supérieure à l'offre,
les acheteurs se sont davantage tournés vers les bâtiments existants, qu’ils
ont ensuite rénovés selon leurs propres exigences. Or, le boom de la
transformation observé pendant la pandémie semble s'essouffler. Le nombre de
demandes n'a augmenté que de 4,2 % par rapport à la même période de l'année
précédente. En comparaison avec la même période de l'année précédente, on
constate même un recul des investissements dans la transformation au cours des
deux derniers trimestres.
La demande pour des villas reste toutefois élevée, c’est ce que montre l'évolution des prix. La croissance des prix s'est même accélérée au quatrième trimestre. Les prix de transaction des maisons individuelles ont été majorés de 2,2 % (trimestre précédent : +1,1 %), selon le cabinet de conseil immobilier Iazi. En croissance annuelle, la progression atteint 7,3 %. Les personnes qui n'ont pas les moyens d'acheter leur propre maison à la campagne se tournent de plus en plus vers la propriété par étage, qui a enregistré une hausse de 5,1 % en 2021.
Crédit image: Jean-A. Luque
Il est de plus en plus difficile en Suisse d’acquérir un logement neuf. L’immobilier est toujours plus cher et l’offre n’arrive pas à suivre la demande. De nombreux acheteurs se sont logiquement tournés vers les bâtiments existants, qu’ils ont ensuite rénovés selon leurs propres exigences.
Les investissements dans l'immobilier résidentiel restent encore privilégiés. Même si selon le Swiss Real Estate Sentiment Index (Sresi), les possibilités d'investissement dans ce secteur demeurent limitées. Conséquence : le marché s'attend à une forte hausse des prix dans ce segment, comme l'a expliqué Beat Seger, Partner Real Estate Advisory auprès de la société de conseil KPMG Switzerland. Les perspectives de croissance économique ainsi que la hausse des prix de l'immobilier ont fait grimper l'indice à un niveau historique à l'automne dernier. En effet, les attentes négatives au moment du pic de la pandémie seraient largement compensées. L'indice mesure, sur la base d'enquêtes, les attentes des acteurs du marché tels les promoteurs immobiliers, les investisseurs privés et les compagnies d'assurance pour apprécier l'évolution de la situation des douze prochains mois.
Coup de frein
anticyclique
« L’évolution des marchés hypothécaire et immobilier » figure depuis quelques
années dans le viseur de la Banque Nationale suisse (BNS). En début d’année, le
Conseil fédéral a approuvé sa proposition de réactiver le volant anticyclique
de fonds propres. Lors de son introduction, on a pu constater un effet
modérateur sur la croissance des prêts hypothécaires. Cet instrument préventif
vise à préserver la stabilité des marchés financiers. Il a été introduit en
2013, mais désactivé fin 2020 en raison de la crise du coronavirus.
Même si la dynamique des prix devrait demeurer élevée à court terme, UBS estime que la demande supplémentaire de logements en raison de la pandémie devrait s'affaiblir quelque peu cette année. Il est probable que, par rapport à 2021, le taux d'inflation soit « quasiment divisé par deux » en 2022. Mais pour les experts immobiliers de la banque, l’augmentation du prix du mètre carré va bien plus vite que la hausse des salaires ces dernières années. Alors qu'avant le début de la pandémie près de 20 % des ménages pouvaient encore s'offrir un logement moyen, ils ne sont plus que 15 % aujourd'hui, selon UBS.
L’an dernier durant la pandémie, on a pu constater un découplage de plus en plus marqué entre la croissance du secteur tertiaire, qui se caractérise par ses nombreux emplois de bureau, et la demande de surfaces de travail. En effet, malgré une croissance dynamique de l’emploi, un grand nombre d’entreprises et de privés se sont abstenus de louer de nouvelles surfaces, comme le souligne Credit Suisse dans son analyse. Les investisseurs ont, eux aussi, fait preuve d'une prudence accrue. En fait, ils ont été plus que réticents au quatrième trimestre. Le volume consacré à la construction de bureaux s'est effondré de 56,9 % par rapport au même trimestre de l'année précédente, atteignant son niveau le plus bas des dix dernières années, et de 30,9 % par rapport au trimestre précédent, selon les chiffres de Docu Media Suisse Sàrl. Sur l’année, la baisse est de 15,7 %.
Les surfaces de bureau vont souffrir Selon Credit Suisse, l’évolution des autorisations de construire devrait freiner les futures activités de construction de bureaux à l'échelle nationale d’environ 17 % par rapport à la moyenne. Sur un horizon de plusieurs années, les experts immobiliers de la banque s'attendent à une stagnation des besoins en surfaces. Les loyers dans ce secteur sont restés stables.
Les changements structurels ne sont pas encore évidents. Le passage au télétravail pendant la pandémie devrait néanmoins provoquer des difficultés sur le marché des bureaux pour quelques trimestres encore. Pour la banque, la numérisation, boostée par la pandémie, devrait à long terme relancer la demande d'espaces de bureaux. Le travail à domicile va toutefois s'établir durablement. Cette opinion est partagée par 90 % des acteurs du marché interrogés, indique une étude KPMG.
Malgré les nouvelles formes de travail flexible et le mode hybride présentiel / télétravail, le marché du travail connaît un important changement structurel à l’échelle internationale qui est dû à une mégatendance qui s'annonçait déjà avant la pandémie. Des villes périphériques de la taille de Thoune ou Bienne devraient en profiter, comme le révèle une analyse de l'Université de Berne sur la situation des petites villes suisses. Dans un entretien avec le journal « Der Bund », la chercheuse Heike Mayer souligne le fait que la réduction des trajets domicile-travail dans les grandes villes permet aux différentes régions résidentielles de conserver leur force économique grâce à une consommation de biens ou des prestations de services. Cette situation ouvre de nouvelles possibilités à des localités comme Berthoud ou Langenthal, où les prix de l'immobilier sont encore moins élevés que dans les grandes agglomérations, ajoute-t-elle.
Bien que les deux dernières années aient été marquées par un exode urbain, ce sont surtout les grands centres qui devraient connaître prochainement une croissance démographique supérieure à la moyenne. L'infrastructure d’éducation doit donc être développée en conséquence. Les investissements des pouvoirs publics devraient soutenir l'activité de construction future.
La construction d'écoles a enregistré une croissance exceptionnellement élevée au cours des derniers trimestres. Le volume de constructions sur l’ensemble de l’année 2021 a augmenté de 67,7 %. En ce qui concerne la construction d'hôpitaux, en revanche, seul le dernier trimestre a révélé une lueur d'espoir. La baisse du volume des projets de construction dans le secteur de la santé enregistrée sur les derniers trimestres a pu être compensée par cette fin d’année, si bien que les chiffres de ce segment n’affichent qu’une légère baisse par rapport à l'année précédente : -2,2 %.
Dans le secteur du tourisme, le volume de construction a reculé au dernier trimestre (-3,1 %) après avoir connu des taux de croissance relativement élevés sur les périodes précédentes. Pour la première fois depuis longtemps, les investissements prévus ont dépassé la moyenne à long terme.
Le segment devrait avoir passé le cap, car les projets hôteliers se conçoivent déjà dans la perspective post-Covid. L'assouplissement des mesures d'endiguement devrait permettre au tourisme urbain de redémarrer. Les chiffres des réservations pour l'hiver sont eux aussi encourageants.
La situation du secteur industriel s'est elle aussi améliorée par rapport à 2020. Les investissements prévus dans le parc immobilier des entreprises ont augmenté de 13,2 % par rapport au même trimestre de l'année précédente. Toutefois, ce chiffre affiche un recul par rapport au trimestre précédent, ce qui témoigne d'un certain scepticisme de la part des entreprises face à la perspective d'une reprise économique rapide.
Après les difficultés économiques rencontrées pendant la pandémie, les prix de l'énergie ont augmenté massivement dans de nombreux pays pendant la phase de reprise. Les pénuries d'approvisionnement, auxquelles ont été confrontés presque tous les secteurs et maillons de la chaîne de valeur ajoutée, ont entraîné des flambées de prix. Selon le Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco), l'inflation est principalement due à la hausse des prix de l'énergie et des biens intermédiaires. L'inflation moyenne devrait atteindre 1,1 % cette année. Selon les prévisions conjoncturelles, le pic de l'inflation est attendu en Suisse pour ce trimestre d'hiver. En 2023, la hausse des prix devrait ralentir à 0,7 %.
L’inconnue du
taux d’inflation
Or, les taux d'inflation élevés sur les marchés les plus importants pourraient
conduire à une baisse de la demande de biens industriels et de consommation
ainsi qu'à un ralentissement de la reprise économique. Pour cet hiver, le Seco
s'attend à un net affaiblissement de la croissance économique. Les facteurs de
ralentissement devraient toutefois se dissiper progressivement. Ensuite, la croissance
pourrait sensiblement s'accélérer, portée par les effets de rattrapage de la
consommation privée et des investissements, mais aussi par le développement de
l'économie d'exportation. Pour 2022, le groupe d'experts de la Confédération
s'attend à une augmentation du PIB nettement supérieure à la moyenne de 3,0 %.
BAK Economics se montre un peu plus optimiste et table sur une hausse de 3,2 %.
Les économistes de Crédit Suisse restent, eux, plus prudents et anticipent une
croissance du PIB de seulement 2,5 %.
Finalement, toute la question est de savoir si l'inflation liée à la hausse globale des prix des biens et de l'énergie est de nature transitoire ou si le scénario de hausse de l'inflation à long terme se concrétise. Pour Robert J. Shiller, les banques centrales ont sous-estimé la possibilité d'une hausse de l'inflation. Le lauréat du prix Nobel et professeur à Yale, qui avait prédit l'éclatement de la bulle immobilière américaine en 2007, s'attend à un resserrement de la politique monétaire par les banques centrales. Dans une interview accordée à la NZZ, il souligne toutefois le risque d'une hausse du chômage si les banques centrales appuient trop fort sur la pédale de frein. Aux Etats-Unis, on s'attend à ce que la Réserve fédérale américaine procède à plusieurs hausses de taux cette année.
La vice-présidente de la Banque mondiale, Carmen Reinhart, estime en revanche que la politique des taux d'intérêt des banques centrales est trop hésitante. Le risque est d’assister à la hausse des coûts du logement, de l'énergie et des prix des denrées alimentaires qui entraîneraient une inflation durablement élevée et ferait resurgir la spirale prix / salaire.
Dans une interview accordée au magazine Spiegel, Mme Reinhart a déclaré que le haut niveau d'endettement de nombreux pays pose les bases d’une situation « extrêmement dangereuse ». La reprise économique devrait conduire à une augmentation de la demande d'énergie, sans pour autant s’accompagner d’une détente des prix dans ce domaine. Différents indicateurs tels que le « Global Supply Chain Pressure Index » laissent entrevoir que les problèmes auxquels sont confrontées les chaînes d’approvisionnement risquent de perdurer cette année. Une accumulation de nuages instables et menaçants qui annonce une période de turbulences.